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À la rencontre d’Emmanuel Araguas : quel regard sur son doctorat, quatre ans après sa première interview pour le Collège Doctoral LR ?
Doctorant en sciences juridiques à l’Université de Nîmes et avocat, Emmanuel Araguas revient quatre ans après sa première interview pour faire le point sur son parcours doctoral, ses expériences entre recherche et pratique professionnelle, et ses projets futurs.
Publié le 16/10/2025
L’évolution de la thèse :
En 2021, vous nous aviez parlé de vos recherches : la façon dont différentes règles de droit coexistent dans certains territoires. Trois ans plus tard, comment votre sujet a-t-il évolué et que retenez-vous aujourd’hui ?
Trois ans plus tard, mon sujet a principalement évolué en se recentrant. Le travail de recherche m’a permis de me concentrer sur le cœur de mes interrogations, avec la volonté de produire une thèse à la fois rigoureuse sur le plan scientifique et utile pour ma discipline.
En tant que doctorant en sciences juridiques, je suis particulièrement attentif à la précision : le droit ne doit pas se limiter à ses aspects pratiques. C’est aussi une discipline intellectuelle, portée par une éthique et un regard spécifique sur le réel. J’ai à cœur de rédiger une thèse fidèle à la tradition de ma discipline, tout en apportant une contribution utile à l’international, notamment en matière de droit comparé.
Pour rappel, mon sujet porte sur l’invariance dans l’obligation. L’obligation est un objet juridique très traditionnel, classique et, d’une certaine manière, universel, même si elle reçoit des traitements différents selon les systèmes juridiques. Je l’aborde à travers deux systèmes : le droit français et le Common Law anglais. On pourrait être tenté d’élargir ce type de sujet transversal ou comparatiste, mais plus on l’approfondit, plus on mesure l’importance de restreindre le champ d’investigation pour pousser la réflexion en profondeur.
Ce que je retiens de ces années, c’est que pour un travail inscrit dans une démarche de recherche fondamentale, le temps long est indispensable. Cela fait partie intégrante du doctorat : il faut recouper les sources, rassembler les éléments de preuve, accéder à des informations parfois difficiles, notamment dans un contexte international et linguistique. Le sujet lui-même évolue au fil du temps. Quand on s’inscrit dans une approche à la fois précise et fondamentale, on ne peut pas faire l’impasse sur cette temporalité longue. Ces six années ont été – autant que possible dans les circonstances vécues – pleinement consacrées à ce processus, pour, je l’espère, mener à bien mes travaux.
Le vécu du doctorat :
Vous meniez déjà votre doctorat tout en exerçant comme avocat à plein temps. Avec le recul, quels ont été les principaux défis et, inversement, les atouts de ce double parcours ?
Les défis et les atouts ont été nombreux et enrichissants. Je sais que je vais « survivre » à cette expérience et « accoucher » de ce travail même si, il est vrai, pendant très longtemps, on se pose bien des questions lorsque l’on est dans une telle démarche !
Le principal défi, dans ma situation, est clairement la gestion du temps. Je travaille comme chef d’entreprise à temps plein, avec des équipes à encadrer, une clientèle à suivre, des délais à respecter, des contraintes multiples, et un stress très important. Concrètement, mener de front ces deux activités est extrêmement difficile — peut-être même impossible sans une organisation très rigoureuse. Il est facile, dans ces conditions, d’avoir envie de renoncer, car l’horizon peut sembler lointain. Cependant, ce défi peut aussi devenir un atout si on adopte le bon état d’esprit : il oblige à prioriser.
J’ai essayé de maîtriser mon temps pour traiter ma thèse comme elle le méritait, avec tout l’égard que j’avais pour mon sujet et pour mon directeur de thèse car une thèse est un travail d’équipe. Pour relever ce défi, j’ai dû mettre en place une organisation très particulière : déléguer certaines tâches au cabinet, bloquer des plages horaires entières dans mon agenda, sacrifier des vacances et des périodes familiales pour me consacrer pleinement à la recherche. Je crois qu’il faut le dire honnêtement, on ne peut pas faire une thèse les week-ends. Cela demande une véritable immersion dans le travail doctoral, beaucoup de discipline et l’acceptation de sacrifices.
Du côté des atouts, mon activité professionnelle m’a offert une connaissance pratique de la matière, précieuse pour comprendre et analyser les phénomènes juridiques étudiés. Bien sûr, cela ne suffit pas pour répondre aux exigences d’une recherche fondamentale, mais cela m’a donné une vision concrète et une capacité d’expression et de synthèse utiles pour la rédaction.
Enfin, ce double parcours m’a permis de développer une grande confiance dans ma capacité à avancer, pour trouver les sources pertinentes, à structurer mon plan, à remplir les différentes parties de la thèse. Je crois que pour les doctorants, le vrai défi, c’est de se faire confiance, de penser son travail et la démarche de rédaction de son travail.
Je souhaiterais également souligner l’importance du Comité de Suivi Individuel (CSI) dans mon parcours doctoral. J’ai la chance de vivre un CSI heureux. Dans mon comité de suivi individuel, j’ai deux juristes : Vanessa Monteillet, directrice du département Droit-Économie-Gestion de Nîmes Université, et le professeur Pierre Mousseron de l’Université de Montpellier. Ce sont des personnes qui, par leur regard de « tuteurs », en plus d’être d’excellents enseignants et auteurs, m’ont convaincu de et faire des choix vitaux et des élagages qui s’avèrent très pertinents maintenant que je suis plongé dans ma rédaction.
Je considère que le CSI est une très bonne invention. Certes, il est précieux lorsque la thèse rencontre des difficultés — et c’est sans doute sa vocation première —, mais il est tout aussi utile quand tout se passe bien. La parole des membres du CSI est bienveillante et toujours ajustée aux défis scientifiques que pose le sujet. Les doctorants ont tout à gagner à s’appuyer sur leurs conseils… et même, je dirais, à s’y soumettre.
La meilleure chose qui puisse arriver à un doctorant, c’est d’avoir un CSI qui lui donne des orientations claires. Ce rendez-vous annuel n’est pas qu’une formalité administrative pour se réinscrire : c’est une étape cruciale pour éviter de se perdre dans son sujet. Par définition, on ne fait sa thèse qu’une fois, et personne ne vous a montré comment faire auparavant. Le CSI offre un véritable soutien méthodologique et scientifique, que ce soit pour des arbitrages de format ou des questionnements de fond. C’est un repère précieux pour tout doctorant.
Votre expérience de doctorant a-t-elle modifié votre pratique professionnelle d’avocat ?
Pas encore complètement, mais cela commence à se faire sentir. Je remarque que ma manière d’aborder les problèmes est devenue beaucoup plus structurée.
Mon regard sur les procédures, les phénomènes et les questionnements juridiques s’est également transformé : il est plus distancié, comme si j’avais désormais un « focus » plus large.
Avec mes interlocuteurs, j’ai aussi tendance à replacer les informations dans un contexte plus global, ce qui ouvre la voie à des solutions venues d’horizons parfois inattendus. Je crois que ce changement s’est vraiment manifesté depuis que je suis entré au cœur de ma thèse, il y a environ trois ans, lorsque je m’y suis plongé pleinement.
Les projets professionnels :
À l’époque, vous nous disiez vouloir publier vos travaux de thèse. Est-ce toujours un objectif ? Sous quelle forme l’envisagez-vous désormais ?
Oui, c’est toujours un objectif. Pour moi, la publication représente en quelque sorte l’aboutissement du travail intellectuel mené pendant la thèse. Il ne s’agit pas seulement de rédiger un manuscrit en vue de la soutenance : il est important que le doctorant se dise que son travail peut être lu et reconnu au-delà du doctorat.
C’est aussi un projet personnel. J’ai choisi mon sujet parce qu’il répondait à un questionnement que je portais déjà avant d’entamer la thèse, et qui m’a conduit à rencontrer mon directeur. La publication s’est donc présentée comme un objectif évident dès le départ. Pour l’instant, je l’envisage sous la forme d’une publication dans une maison d’édition juridique, même si je n’ai pas encore de perspective précise à ce titre : je prévois de solliciter mon directeur sur ces considérations.
Si j’avais un conseil à donner aux doctorants qui souhaitent publier, ce serait d’oser concourir à des prix de thèse. C’est souvent l’une des clés pour accéder à l’édition (et j’ai déjà eu cette chance en ayant vu mon essai sur Le contrat civil à Jersey rédigé en 2019 être publié comme monographie par la Société de Législation Comparée en 2021 – collection « droits étrangers », n° 16). En droit, comme probablement dans d’autres disciplines, il existe de nombreuses maisons d’édition ainsi que de nombreux prix — académiques ou privés — qui offrent la publication comme récompense. S’inscrire à un prix de thèse peut donc être une excellente opportunité pour donner une vie publique à ses recherches.
Ouverture de l’appel à candidature pour les Prix de thèse 2025 du Collège Doctoral LR le 1er décembre 2025
Vous disiez aussi que le doctorat pouvait être un tremplin vers l’enseignement. Est-ce un projet qui vous attire encore aujourd’hui ?
Oui, toujours. Même si j’ai bien sûr conscience des difficultés structurelles du milieu, j’en ai toujours eu conscience et j’avance en connaissance de cause. L’enjeu pour moi est de pouvoir poursuivre mes recherches, que ce soit dans le cadre d’un post-doctorat ou au-delà de la thèse, même sans structure formelle. Or, dans le système français, l’enseignement fait partie intégrante du parcours de recherche sur le long terme. C’est donc dans cette perspective que je m’inscris dans un projet d’enseignement.
En 2021, vous mentionniez un intérêt croissant pour la résolution des conflits en dehors des tribunaux (comme la médiation ou l’arbitrage). Est-ce un domaine dans lequel vous avez avancé depuis ?
Absolument ! J’ai décidé d’approfondir ce domaine en m’inscrivant à un autre diplôme : le D.U. de Droit de l’arbitrage français et international de l’Université de Montpellier, que j’ai obtenu en 2023. En plein cœur de ma thèse, en plus de mon travail, je me suis donc inscrit à un D.U., qui a par ailleurs une belle renommée, comprenant 144 heures de cours dispensées à distance, ce qui me convenait bien, moi qui suis à la Rochelle – cela aurait été un peu compliqué d’être à Montpellier.
Là encore, ce choix fut très exigeant, mais je l’ai fait pour deux raisons.
Tout d’abord, parce que je voulais développer mes connaissances dans cette matière et pour moi, quand on cherche à acquérir un savoir solide, c’est naturellement vers l’Université qu’il faut se tourner.
Ensuite et surtout, ce diplôme m’a permis de faire le tour de la question, en lien avec mon sujet de thèse. C’était vraiment concomitant à ma recherche fondamentale, ce qui m’a permis, sans mauvais jeux de mots, de faire des arbitrages et de fermer des portes pour mieux définir mon sujet.
Grâce à la validation de 7 crédits par mon directeur de thèse, j’ai pu valoriser cette formation auprès de l’école doctorale : les heures ont été reconnues au titre des 120 heures de formation doctorale. C’est donc un bénéfice net : j’ai acquis des connaissances, voire des compétences professionnelles, j’ai affiné mon sujet de thèse, et accompli les conditions prérequises pour déclencher la procédure d’admission de soutenance qui m’autorisera à déposer mon manuscrit dans les douze mois à venir. Finalement, ce diplôme a été une étape clé pour avancer utilement et concrètement dans mon travail de thèse.
Mise en perspective du doctorat :
Si vous pouviez donner un conseil au Emmanuel Araguas de 2021, lequel serait-ce ?
Mon conseil serait de creuser son sillon, toujours, sans peur, en gardant confiance et le cap. Mais ça, le Emmanuel Araguas de 2021 le savait déjà. Ce qu’il ne pensait pas vivre, en revanche, c’est de perdre quelqu’un violemment. Les accidents de la vie peuvent survenir à tout moment. Ils peuvent toucher tout le monde, et dans ces moments-là, il est essentiel de ne pas considérer la thèse comme une variable d’ajustement face à d’autres exigences ou défis, mais comme une boussole.
La thèse est quelque chose d’intime, d’éminemment personnel, qui doit rester une priorité au-dessus de bien d’autres choses. Une fois engagé dans ce travail, personne ne peut le reprendre à votre place si vous l’abandonnez — et ce serait une perte sèche pour le monde que vous l’en priviez.
Que vous a apporté ce travail de recherche sur le plan personnel et professionnel ?
Sur le plan personnel, ce travail de recherche m’a apporté une grande satisfaction intellectuelle et culturelle : j’ai pu répondre à de nombreuses questions qui me tenaient à cœur. Professionnellement, en revanche, il m’a coûté beaucoup. Il n’y a pour moi aucun « amortissement » professionnel à attendre de cette thèse, bien au contraire ; c’est avant tout une démarche intellectuelle. Je l’ai vécue comme un isolement salvateur mais tout de même dans une réelle souffrance, car les répercussions se portent aussi sur la vie personnelle et familiale.
Pour éviter cela, je conseillerais aux doctorants d’oser rédiger le plus tôt possible un plan détaillé ainsi que certaines parties de leur développement. Cela permet de prendre du recul et de refaçonner progressivement son objet de recherche, plutôt que de tout subir de sa gestation jusqu’à son éclosion.
Emmanuel ARAGUAS, doctorant de l’ED583 (Nîmes Université), en Sciences Juridiques
Titre de la thèse : L’Invariance dans l’Obligation (décodée par l’hérédité civiliste du « lien de droit », insularisé en English Common law).



